Le biais est un diable… qui réside dans le détail.
« Avez-vous acheté « Le Monde” hier soir ? » Question à laquelle il semble aisé de répondre… La plupart du temps. Mais prenez le cas de ce lecteur extrêmement régulier du quotidien qui justement hier ne l’a pas acheté : il l’aura récupéré dans l’avion ! Que va-t-il répondre ?
« Non » ? Mais ce faisant, il lui semblera mentir, travestir la réalité puisque non seulement il en aura eu un exemplaire en mains mais il l’aura lu… et même rapporté à la maison.
« Oui » ? En répondant « Oui », il aura l’impression de mieux dire la vérité qu’en disant… la vérité ; pourtant, d’un point de vue statistique, il biaise les résultats.
Un consommateur ne répond pas nécessairement exactement aux questions qui lui sont posées, mais parfois aussi en ce qu’il estime le mieux correspondre à ce que l’on attend de lui : il se situe dans une sorte de jeu de rôles dont il suppute des règles… qui n’existent pas !
Autre biais, plus connu : le répondant n’ose pas avouer certains faits ou certaines opinions que peut-être l’enquêteur jugera négativement ; par exemple envisager de voter pour un parti extrémiste aux prochaines élections. Ou inversement, il va survaloriser des comportements qui seront perçus positifs et déclarer donner très régulièrement de l’argent aux mendiants alors que cela ne lui arrive que très exceptionnellement.
L’auto-administration des questionnaires par Internet minimise quelque peu ces derniers biais, l’individu ne se sentant pas « jugé » en permanence par celui qui l’interroge – mais pas totalement : en survalorisant sa générosité face à la pauvreté, on ne se montre pas seulement meilleur aux yeux de l’enquêteur mais également aux siens – et jamais ce dernier biais ne disparaîtra réellement.
Plutôt que de biais, c’est plutôt d’effets de discours que l’on devrait parler – ou plus précisément de contrat de discours, en référence à Eliseo Verón qui introduisit la notion de contrat de lecture dans ses analyses sur la presse magazine, suite aux travaux d’Umberto Eco sur l’énonciation.
Ce contrat implicite définit un cadre de référence commun entre les auteurs et leurs lecteurs : les premiers s’expriment à un lecteur modèle, doté de comportements, motivations, attentes ; et pour y répondre de manière optimale, ils développent une ligne rédactionnelle auxquels ces derniers vont adhérer.
Mutatis mutandis, le même type de contrat lie enquêteurs et enquêtés :
- L’institut adapte ses questions à un interviewé modèle, dont il présuppose attitudes et comportements en fonction de son expérience ;
- Le répondant imagine que s’il pose telle ou telle question, ce n’est pas innocemment, mais en vue de telle ou telle réponse – non sur le contenu, mais sur la philosophie du questionnaire.
A noter que le contrat de discours fonctionne à l’inverse du contrat de lecture : alors que c’est le lecteur qui choisit le magazine qu’il souhaite lire – et donc initie la démarche contractuelle –, c’est l’enquêteur qui aborde – physiquement ou électroniquement, peu importe – le consommateur.
De même qu’un magazine qui nierait l’existence du contrat de discours – même si celui-ci demeure implicite – ne séduirait que peu de lecteurs ; de même l’institut qui ne rédigerait pas ses questionnaires en fonction d’un interviewé modèle, courrait au devant de bien des résultats complètement erronés.
Ce qui pose évidemment le problème de la pertinence de tous ces outils de sondages que Google ou les médias sociaux mettent gracieusement à la disposition de leurs usagers – ou plutôt, de la pertinence des résultats obtenus par des utilisateurs néophytes.